Premiers pas en Estonie (Tallinn et Kännukuke)
Départ matutinal d’Helsinki : depuis l’hôtel, nous traversons une ville abandonnée jusqu’au ferry qui nous amènera en Estonie. Une fois à bord, la lumière se colore tandis que les dernières îles finlandaises disparaissent. Nous profitons de ces deux heures de captivité pour récupérer nos dernières heures de sommeil, disparaître entre les pages d’un roman ou relire les notes de la veille. C’est finalement un grand soleil qui nous accueille à Tallinn, a priori inhabituel en cette saison, aux dires des bibliothécaires locaux.
C’est à la bibliothèque centrale de Tallinn que nous commençons notre séjour estonien, tête du réseau des 17 bibliothèques de la capitale et d’un service de bibliobus, qui accueille plus d’un million de visiteurs par an accédant à plus de 300 000 documents. Sans surprise, l’accès est gratuit pour tous et l’on y retrouve les services aujourd’hui bien répandus dans la plupart des bibliothèques, wifi compris, d’autres connus mais plus rares comme le prêt d’instruments de musique, de matériel de sport (casques de vélo, ballons de basket, raquettes de badminton...) ou le « chien thérapeutique » pour aider certains enfants à dépasser leur peur de la lecture. L’inscription s’élève à 1€ pour les adultes, 50 centimes pour les enfants. Cette bibliothèque, datant de 1920, est l’héritière de la première bibliothèque de Tallinn, qui remonte au XVIIIe siècle et abritant 500 documents, auxquels on pouvait accéder pour 1 rouble par document. Que de chemin parcouru depuis les occupations russes ou allemandes...
Notre calendrier sur cette journée est serré et toutes les étapes seront rigoureusement minutées ; nous commençons par une rapide visite du bâtiment, des collections jeunesses aux espaces internes en passant par une salle de lecture ou une autre dédiée aux conférences d’auteurs invités. Sur le parquet en point de Hongrie, des rayonnages assez denses se succèdent, aux collections parfois plus touffues ou anciennes que ce à quoi on aurait pu s’attendre.
Cette visite est suivie d’une présentation des bibliothèques estoniennes, d’abord par Katre Riisalu, la présidente de l’association des bibliothécaires estoniens, fondée en 1923 et qui compte aujourd’hui 800 membres, puis par Ülle Talihärm, conseillère Livre et lecture au Ministère de la culture estonien. L’Estonie compte 901 bibliothèques, dont 532 bibliothèques publiques qui totalisent nationalement 13,7 millions de prêts (par comparaison, les musées totalisent 3,5 millions de visites et les cinémas 3,4 millions d’entrées). On compte 700 000 usagers réguliers, soit la moitié de la population nationale, servis par 2107 agents. Comme en France, le mouvement des collectivités est à la fusion et la concentration : en 2017 le pays est passé de 213 à 79 communes et cette importante réforme a des effets directs sur l’organisation des services publics, dont les bibliothèques.
Les bibliothèques sont encadrées par une loi depuis 1998 ; cette dernière est en cours de révision et devrait aboutir à une nouvelle version en 2020. Une enquête auprès des usagers a fait ressortir que la principale qualité des bibliothèques estoniennes appréciée par le public était leur localisation, toujours proche, et la facilité d’accès des bâtiments. De fait, la loi impose aux pouvoirs publics de maintenir une bibliothèque pour 500 habitants dans les secteurs ruraux et une bibliothèque pour 1500 habitants dans les zones urbaines. Reste que le terme de bibliothèque peut recouvrir des choses assez différentes et que les bibliothèques de petite taille tendent à disparaître. A l’inverse, les principales faiblesses identifiées par les usagers sont une offre de lecture publique peu lisible et visible et, plus profondément, le manque de démarche marketing. L’offre des bibliothèques correspond-elle vraiment aux besoins et demandes ? Nous manquerons, au cours de cette journée, d’indicateurs permettant de répondre à cette question.
D’une manière générale, la bibliothèque publique est bien identifiée comme étant le premier et le meilleur accès des citoyens à l’ensemble des services publics, et notamment du fait de la dématérialisation massive des services estoniens, « démocratie numérique » par excellence.
Krista Visas, marketing manager et directrice de la bibliothèque de Pärnu, au sud du pays, nous présente ensuite le système de Digital Identification qui rend possible et visible cette numérisation des services publics, et qui est en partie une vitrine de l’excellence numérique du pays à l’étranger. Ce dispositif, effectif dès 2002 pour tous les services publics demandant une identification, se présente soit sous la forme d’une carte physique classique, soit comme une carte SIM à insérer dans son smartphone soit encore plus simplement comme une application à télécharger. Cette identification unique sert à l’usager à se connecter pour déclarer ses revenus (90 % des déclarations sont faites par ce biais), pour interagir avec le système de santé ou avec le système bancaire (98 %), pour voter lors de certains scrutins (44 %), pour les interactions entre les parents d’élève et les enseignants, comme signature électronique et bien sûr comme carte de bibliothèque. Si le dispositif a quelque chose de fascinant, il n’est pas sans provoquer un certain questionnement parmi nous, sur les sujets de protection des données personnelles notamment.
Naturellement la présentation suivante par Kristina Rood a porté sur les services autour de la médiation, la littératie numérique et de la lutte contre l’illectronisme. Des clubs de robotique sont ainsi proposés au jeune public.
Nous en revenons ensuite au réseau de Tallinn et à ses bénévoles qui bénéficient d’un programme spécifique. On compte en Estonie beaucoup moins de bénévoles qu’en France, même proportionnellement à la population, mais ils sont susceptibles de se voir accorder des missions très larges dans la coordination et l’animation des ateliers, clubs et actions culturelles. Les personnes bénévoles disposent d’un statut particulier qui leur offre la possibilité d’emprunter davantage de documents. Tout le monde peut être bénévole, même les enfants et les personnes étrangères. Le bénévolat connaît un succès explosif ces dernières années : 203 bénévoles actuellement à Tallinn.
Kristel Palk du département de littérature étrangère nous présente ensuite le Skype book club devenu Wechat book club pour pouvoir communiquer avec la Chine.
Après une dernière présentation, d’un dispositif de médiation via l’application mobile de la bibliothèque de Tärtu (TartuFic), nous avons la possibilité de rendre un peu à ceux qui nous ont donné en leur présentant à notre tour un rapide panorama des bibliothèques françaises, leur historique, leur typologie et quelques bibliothèques remarquables qui nourrissent les réflexions actuelles de la profession.
Nous terminons cette matinée par une surprise : nous n’avions pas visité tout le bâtiment, en réalité, et découvrons sous la bibliothèque un véritable restaurant, très accueillant, à l’ambiance mélangeant salle de lecture traditionnelle avec boiseries et ouvrages reliés sur les murs, et pub ou restaurant des plus confortables.
L’après-midi nous voit visiter la bibliothèque de Kännukuke, où Kirsti Aarniste nous fait la présentation de nombreux services mêlant robotique, programmation, photo ou dessin numérique et construction de lego ou de strawbee et MakeyMakey comme on peut en trouver dans certains espaces publics numériques en France. En définitive, un laboratoire d’innovation où tout est gratuit, sauf les consommables. Nous avons également l’occasion de constater le succès du service de prêt de matériel sportif.
Enfin de retour à l’hôtel vers 18 H, la fatigue de cette longue journée commence à se faire sentir mais Tallinn est une ville qui nous a donné envie et nous profitons tous de cette soirée de liberté pour parcourir les rues de la vieille ville pittoresque ou les rangées de siège de l’opéra national...